Jacques Ellul est un penseur prolifique de la fin du XXème siècle. On lui doit plusieurs phrases chocs qui ont inspirées bien des titres d’œuvres ou de slogans. L’une d’entre elles: « penser globalement, agir localement » continue quarante ans plus tard de baliser avec pertinence le chemin de nos engagements.
Penser globalement aujourd’hui, c’est un peu faire le constat d’un monde ou la spontanéité de nos solidarités, de nos empathies pour l’autre, de l’entraide, de la nuance et de l’altérité s’émiettent au profit de réflexes de repli, de méfiances, d’illusions de dynamiques collectives qui additionnent des individualismes provisoirement compatibles.
Penser globalement, c’est observer un monde où nos singularités traditionnellement symboles de la richesse de notre diversité, s’affirment désormais dans des espaces de radicalités qui stigmatisent, opposent et discriminent.
Penser globalement c’est aussi faire le constat que nos modes de vie sont à la merci des caprices d’un climat perturbé. Il ne se passe plus une semaine, sans que l’actualité égrène en flot continu et fataliste les excès météorologiques et leurs conséquences pénibles et désastreuses pour ceux qui les subissent: inondations, sècheresses, calamités agricoles, coulées de boue, incendies, crues… De façon insidieuse et pas toujours perceptible, cela égratigne durablement les conditions de résilience d’un monde moderne mondialisé qui s’accommode de plus en plus de tourner en « mode dégradé ».
Penser globalement, c’est aussi réaliser que le monde a changé bien plus vite que ce que notre esprit perçoit. Nous sommes passés d’un monde majoritairement en paix malgré des zones contenus de conflits persistants, à un monde de conflits au potentiel mondial ou les digues qui préservaient les populations civiles ont été pulvérisé: plus personne ne peut aujourd’hui parier sur une paix durable à l’échelle du monde..
Penser globalement, c’est aussi voir que tout cela secoue de manière non négligeable nos démocraties, les pousse dans des retranchements aux limites des valeurs qu’elles défendent. L’actualité de notre pays ces derniers mois en est une illustration, tout comme aux Etats Unis, Au Royaume Uni, en Argentine, en Allemagne, en Autriche.. bref à nos portes..
Penser globalement, c’est finalement face à tout cela se sentir bien impuissant. L’addition de cette pensée globale donne le tournis, provoque le malaise. On peut choisir le déni face à ce rouleau compresseur ou bien se réfugier et découvrir le pouvoir incroyable de « l’agir localement ».
Parce qu’agir localement, c’est se préoccuper de son voisin et faire en sorte que jamais ni les uns ni les autres autour de nous ne puissent se retrouver seul, isolé et désarmé face à ce qui menace de le broyer.
Agir localement, c’est ouvrir sa conscience sur la richesse incroyable de ce que nous avons autour de nous, et qui grâce à la bienveillance de chacun participe à créer et maintenir les conditions de notre bien vivre.
Agir localement c’est maintenir vivant la chaîne de solidarité de terrain, prendre soin des milieux de vie qui nous accueillent nous et nos descendants, entretenir la capacité à jouer leur rôle en leur permettant d’accueillir, abriter et nourrir ceux qui y vivent: humain, faune et flore.
Agir localement, c’est se préoccuper des cours d’eau près de chez nous et réaliser qu’ils rejoignent des cours d’eau plus grand ,un peu comme le réseau d’artères et de veines qui irrigue nos corps du liquide vital. Ils font partie du réseau vital du bassin versant où l’on vit et conditionnent nos ressources d’eau tant en quantité qu’en qualité..
Agir localement c’est soutenir et renforcer tout ce qui maintient vivant et fort les conditions de résilience d’un milieu de vie: sa production alimentaire, sa chaîne de solidarité, ses liens sociaux, son cadre de vie, ses ressources, son équilibre, qui rend tout le reste supportable et permet d’affronter les épreuves climatiques et géopolitiques que le monde global nous inflige.
Agir localement, on peut faire, on sait faire: c’est le fétu de paille qui s’associe aux autres fétus de paille pour préserver le sol de l’érosion, qui le nourrit en lui permettant d’accueillir une vie souterraine qui aère le sol, qui participe à le maintenir solide et fertile, qui accueille haies et bocages dont le tapis racinaire consolide les berges de nos cours d’eau, qui eux mêmes peuvent s’écouler tranquillement sans inonder, laissant des frayères aux poissons qui eux aussi participent au grand équilibre
Agir localement, c’est finalement construire des remparts contre tout ce qui déborde au niveau global, en contenir les effets et les transformer en autant d’opportunités de se rencontrer, de se connaître et de faire ensemble. C’est repousser l’inévitable morosité et le pessimisme vers lequel nous pousse le penser globalement.
Et pour finir, on pourrait aussi essayer de « renverser » la table en remettant en cause la logique en apparence imparable de cette phrase slogan et s’interroger sur sa pertinence. Pour cela, je m’appuie sur la relation qu’entretiennent les sociétés traditionnelles avec leur milieu de vie. J’ai toujours été fasciné par la profondeur des pensées d’une dimension universelle et holiste qu’ont les représentants des peuples avec qui j’ai passé quinze années de ma vie: des gens qui nourrissent humblement leur réflexion en prenant soin de « leur jardin », c’est à dire leur territoire de subsistance. Et il est intéressant de noter qu’à l’inverse de cette inspirante citation de Jacques Ellul « penser globalement agir localement », la relation des peuples traditionnels à leur milieu de vie propose plutôt de glisser vers une pensée locale qui conditionne des façons d’agir globalement. Inspirées presque exclusivement de la relation millénaire à leur milieu, ils se transmettent cet héritage spirituel de génération en génération.
« Penser localement, agir globalement » :à l’heure où l’on cherche à relocaliser nos modes de vie, on peut légitimement se demander si cette inversion de paradigme que propose cette expérience traditionnelle pourrait être mobilisée pour réparer nos propres coupures à la nature et tracer une nouvelle relation avec nos milieux de vie ordinaires ?
Un autre aspect me parait primordial à souligner: si l’inversion des adverbes fonctionne et propose un nouveau paradigme, l’inversion des verbes apparait elle, moins évidente et pertinente. « Agir globalement penser localement » ou « agir localement penser globalement »: que ce soit localement ou globalement, la cohérence est plus difficile à percevoir dès lors que l’action précède la pensée. La pertinence de ces injonctions reste donc conditionnée au fait de penser d’abord.
Ce constat devrait nous inspirer à une époque ou certains milieux bien pensants cultivent dans un entresoi contre-productif un discours culpabilisants enjoignants les gens à changer leurs pratiques alors que le travail préalable de récit et de pensée qui permettrait d’illustrer la cohérence de ces changements de pratiques en leur donnant du sens est trop souvent négligé.