En apparence, c’est anodin.
Mais ma réaction « viscérale » presque disproportionnée au regard des enjeux, me prouve que non. Alors pour exorciser le sujet, je l’écris, je le pose là, calmement sur le papier, pour ordonner mes pensées, mes réflexions et les remises en cause que cela réveille en moi.
Et en final, ce n’est plus si anodin…
Il s’agit du nom d’un lieu. Il s’agit de réfléchir à un nom que l’on souhaite donner à un endroit acquis dans le cadre d’une dynamique citoyenne collective pour en faire un tiers lieu agri-culturel.
Il a déjà un nom. Cela s’est fait vite, dans le contexte particulier de l’urgence de notre acquisition. Le temps d’un échange informel dans l’effervescence des démarches administratives, grillant au passage quelques étapes de concertation collective
Instinctivement pour choisir, nous nous sommes inspirés du nom qu’il avait déjà ou des noms qu’avaient chacune des parcelles: Launay, la Gireaudière, la Petite Gireaudière, Le Clos Melouin. Ce sera le Clos Melouin.
Ainsi est né, il y a 5 mois, la SCI du Clos Melouin, qui s’apprête à devenir une coopérative gestionnaire et propriétaire d’un ensemble de bâtiments, terres et serres à vocation d’un tiers lieu agri-culturel.
Puis voilà que dans les discussions autour de notre projet qui prend forme, le changement de nom du tiers lieu est suggéré; parce que « Clos Melouin » c’est pas très beau et surtout cela ne dit rien de notre projet et de sa transversalité..
C’est sans doute vrai.
En soi, « Le Clos Melouin », ça ne raconte pas grand chose.
Et pourtant, la perspective d’aborder ce sujet sous cet angle: devoir choisir un nom à ce lieu plus représentatif de notre intention, provoque en moi un malaise douloureux, cela représente une démarche incongrue en dissonance complète avec mon rapport au monde et ma façon de penser.
Je comprend l’intention, mais je ressens cette perspective presque comme un sacrilège; un pied de nez à l’esprit des lieux.
Je vais essayer de le décrire, pour le comprendre et surtout pour l’expliquer.
En fouillant un peu sur les histoires et les démarches effectuées pour donner un nom à un lieu, je réalise qu’il y a deux tendances qui dominent:
– Soi on nomme ce lieu en gravant une intention qui anime les occupants de ce lieu: la Zuut (Zone d’Utopies Utiles à la Transition), la cité fertile, la station curieuse ou encore l’efficience solidaire et créative sont autant de lieux dont les noms suivent cette logique très en phase avec notre époque; ou il est primordial de distinguer les dynamiques singulières dans un monde qui nous uniformise, presque sans référence et sans ancrage car notre intention se veut universelle : le nom d’un lieu devient un outil au service de l’identité d’une dynamique
– Soit on nomme ce lieu pour ce qu’il est, son identité, son intégrité.. Et dans ce cas, il a souvent déjà un nom, ou on lui en trouve un ayant une cohérence avec l’esprit des lieux. Par exemple, c’est assez naturellement qu’une fois terminée la nouvelle salle polyvalente de Longaulnay, le village ou je vis à pris le nom de « salle des Aulnes » (choisie par les habitants), car historiquement le village est planté d’aulnes, ou qu’un écolieu à Epiniac s’appelle la Bigotière du nom d’origine de l’endroit, ou encore l’écolieu de la Guette à Paimpont, ou le Poirier à Hédé. Pour ceux qui connaissent les deux premiers endroits, ces noms tout en préservant l’héritage et l’identité des lieux, prolongent avec puissance toute l’énergie et la philosophie de ceux qui ces dernières années les occupent .
Dans notre monde qui évolue hors sol, déraciné, je comprend que les deux options puissent être discutées de manière égale. Mais pour moi qui m’efforce de vivre en ancrant mes pensées dans la terre; les deux options ne se valent pas. L’une est à l’inverse de tout ce que m’ont enseigné ces longues années passées auprès des cultures traditionnelles qui entretiennent une relation particulière avec leur milieu. Même sans mauvaises intentions, c’est un prolongement, la plupart du temps inconscient, de notre arrogance culturelle, d’un réflexe colonisateur, d’une tendance à dominer et prendre possession qui émaillent notre Histoire Occidentale et qui ont tant maltraités les lieux et les cultures rencontrées.
Il est devenu normal dans nos cultures et c’est même faire preuve de beaucoup de vitalité que d’utiliser ce droit qui nous est donné par notre statut propriétaire et nos libertés de tout défaire, tout réinventer, tout s’approprier, transformer dès lors que personne ne l’a fait avant nous. On arrive, on « s’approprie » le lieu en le « désappropriant » de son histoire, son contexte et sa mémoire: quelle curieuse manière de faire. Nous viendrait-il a l’idée de rebaptiser les étoiles et les constellations que nous avons au dessus de chez nous, au prétexte que c’est notre vue à nous et qu’il faut se l’approprier selon l’idée que l’on s’en fait? En même temps, je ne serais pas surpris qu’un jour, dans la dynamique de « cancel culture » qui agite certains milieux, ce type de réflexe devienne habituel et banal.
Quand on s’installe dans un endroit que l’on a choisi; c’est à priori parce que l’esprit des lieux, le ressenti, la configuration nous permette de nous y projeter et semble compatible avec l’usage que l’on souhaite en faire. Se faisant, nous entrons en relation avec les lieux.
Comment interpréter cette relation, si celle ci se matérialise par une appropriation de son «esprit» par le nom qu’on lui impose sans tenir compte de son identité intrinsèque?
N’est ce pas un premier « coup de canif » dans la relation que l’on souhaite initier et construire avec lui?
Confisquer d’emblée au lieu, son héritage, sa mémoire et son histoire, pour repartir d’une page blanche illustrant nos intentions, n’est ce pas un mauvais signal, complètement hors sol qui disqualifie notre prétention à valoriser une certaine qualité de relation avec nos milieux de vie?
A travers ce choix de privilégier l’intention des occupants avant l’identité d’un lieu dans son nom, c’est tout notre dualisme humain/nature qui est interrogé. Il est certain que de nos jours, nos réflexes de penser appartiennent plus facilement au champ de notre culture . De fait nos actions et réflexions même si elles se situent en dehors de la nature, nous paraissent légitimes.
Les sociétés traditionnelles qui m’inspirent dans leur relation au milieu ont adopté une subordination culturelle à l’esprit des lieux: quand ces lieux ont été nommé, c’est en relation à une histoire particulière que cet endroit incarne. Nous, les hommes, nous sommes de passage, alors que les lieux restent et nous survivent de façon intemporelle. Leur nom renseigne sur leur histoire même si nous ne la connaissons pas: c’est une forme d’héritage que l’on reçoit, une empreinte .
Pour autant, faut-il ne jamais changer de nom? Non, bien sûr. Mais les noms viennent avec l’usage, une histoire une particularité, un souvenir qui concernent le lieu, et qui s’incarnent alors à travers ce nom: il faut donc l’habiter, l’incarner, le remplir avant que de le nommer ou prétendre le renommer pour lui-même et non pour nous même. Aucun des peuples avec qui j’ai vécu n’aurait songé à changer le nom d’un lieu, d’un arbre ou d’un rocher.. sauf si cela est connecté à un récit et une mémoire nouvelle indispensable à conserver et à transmettre qui devient plus importante pour l’esprit des lieux que l’histoire précédente . C’est ainsi que le territoire ou je vis a pris le nom il y a 30 ans de « Bretagne Romantique », en lien avec une histoire et un contexte qui lui est propre et qu’elle reçoit en héritage. Même cet endroit, objet de ces réflexions, nous laisse une empreinte court terme de son histoire, lorsqu’on continue instinctivement à l’appeler « les serres de Launay » et que nous avons appelé notre évènement annuel phare « le marché des serres ». L’incarnation de l’esprit des lieux dans le choix du nom, laisse beaucoup de latitude.
Une fois cela écrit, qu’en est-il des noms choisis de ces « nouveaux lieux » que l’on dit « ecolieux » ou tiers lieux?
(tiers lieu agri-culturel à Rennes)
De fait, il semble que beaucoup respectent cet esprit des lieux. Ils cultivent et font grandir cet esprit jusqu’à faire corps avec les actions qu’ils y mènent: La ferme du Quincé à Rennes, la Guette ou la Bigotière ne sont pas forcément des noms très « sexy », mais ces noms se sont nourris de l ’action de ceux qui y ont oeuvré. Ils ont fini par devenir porteurs de leur héritage et apparaissent légitimes pour porter les valeurs de ceux qui animent ces lieux.
La Ferme du Bec Hellouin connue internationalement est un formidable exemple.
Le Bec Hellouin: franchement? Au premier abord le nom n’est pas terrible et pourtant, Le Bec Hellouin est aujourd’hui dépositaire d’un savoir faire, d’un label permaculture qui fait pâlir d’envie bien du monde..
Citons encore l’exemple d’un tiers lieu urbain à Marseille: Coco Velten: une colocation géante sociale et solidaire qui à la base n’avait pas d’ancrage particulier. Pourtant le nom aussi symbolise la mémoire d’un lieu: Coco, est le nom que l’on donnait aux résidents de l’ancien bâtiment de la direction des routes à Marseille; et ce bâtiment était situé sur l’îlot Velten, près de la gare Saint Charles: Coco Velten; l’esprit des lieux.
Revenons au Clos Melouin, qui est le nom actuel, peut être provisoire du lieu accueillant notre projet.
Au premier abord, ça ne nous raconte pas grand chose.
Clos Melouin, c’est clos, comme un endroit qui serait fermé; le contraire de notre projet d’ouverture.
Melouin: il y a la consonance d’une condition lointaine
Clos Melouin: Fermé et loin..
On fait mieux comme nom pour un lieu destiné à accueillir et apporter de la joie.
Vraiment?
N’est ce pas juste une histoire de récit à construire et auquel on a envie de croire?
N’est ce pas le challenge et le défi?
Le clos, c’est aussi le cocon, l’endroit entre nous, l’endroit qui protège, qui nous éloigne des bruits parasites d’un monde un peu malade, un îlot de bienveillance et d’entraide… le clos, c’est le milieu de vie protégé, le territoire, le havre de paix ou l’on se sent bien et ou l’on sait que nous serons bien accueilli.
Melouin: ça sonne un peu « Malouin » du nom des habitants de St Malo, ces voyageurs…
Melouin, justement c’est l’ailleurs, le lointain, l’horizon, l’ouverture des perspectives.
Comme la promesse d’une destination lointaine à atteindre à partir de cet endroit clos qui préserve nos valeurs.
Du coup le clos Melouin.. c’est un cocon apaisé ouvert sur le monde..
On le voit l’esprit des lieux, c’est aussi une histoire que l’on peut écrire nous même. C’est celle a laquelle on a envie de croire, celle que l’on construit. A défaut de « s’approprier » un lieu en le déracinant avec nos seules intentions, la puissance des récits nous permet d’incarner à notre tour l’esprit des lieux en lui insufflant les valeurs que l’on souhaite porter, et son nom tout simple résonne comme une évidence pour les propager.
Voilà pourquoi ce choix du nom est beaucoup plus qu’un sujet parmi tant d’autres. C’est une affaire de conviction profonde et pour lequel l’option choisie est une prémisse qui dit beaucoup de la manière dont on aborde ce projet collectif.
Poser ainsi ces quelques réflexions qui bouillonnaient dans mon esprit, me permet de voir plus clair, de comprendre pourquoi ce sujet m’agite autant.
La discussion collective autour du nom, aura lieu bien sûr et c’est normal. Mais sans moi du coup. Je ne vois pas ce que je pourrais argumenter de plus au regard de ce qu’en mon âme et conscience l’issue conditionne.