Entretiens croisés
Corto Fajal et Valérie Cabanes commissaires de l’exposition; Alice Buffet; directrice du Musée, Justine Decool; coordination des expositions, ( réalisé par la Fondation Danielle Mitterrand:)
Persuadée que l’idée de « droits de la nature » est un concept puissant pour repenser notre relation au vivant, la Fondation Danielle Mitterrand est ravie d’avoir pris part aux réflexions autour de l’exposition « Nature en soi, Nature en droit » qui se tient au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère du 11 février au 18 septembre 2022.
Pourquoi avoir voulu porter ce sujet ? Comment l’idée vous est-elle apparue ?
Alice Buffet et Justine Decool [pour le Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère] :
Dans le cadre de l’Appel de la forêt en Isère, évènement transversal porté par le Département de l’Isère, nous avions envie de porter un éclairage sur l’émergence des droits de la Nature d’abord dans le monde puis aujourd’hui en Europe. Cela nous semblait intéressant de montrer comment, en accordant des droits à des écosystèmes majeurs pour les protéger, on interroge aussi la vision très anthropocentrée du lien qui unit Homme et Nature.
L’exposition propose une expérience immersive, sensible et originale, qui invite les visiteurs à entrer par la beauté deces lieux, à écouter la parole de leurs gardiens, pour leur permettre de mieux comprendre les enjeux qui les entourent.Un aller-retour constant entre émotion et réflexion est proposé pour rendre plus accessible au grand public ce sujet unpeu complexe et encore méconnu.
« Nature en soi, Nature en droit » : comment décririez-vous le sujet de cette exposition ?
Alice Buffet et Justine Decool : Cette exposition propose un éclairage sur un sujet qui agite notre société contemporaine : comment défendre la Nature ? et pose la question d’une voie possible qui est celle de sa reconnaissance comme sujet de droit. Il s’agit aussi d’interroger notre rapport à celle-ci et de réfléchir à un possible changement de paradigme.
Corto Fajal, [réalisateur, photographe, co-commissaire de l’exposition] : Le thème principal de l’exposition est la reconnaissance de la nature comme sujet de droit. Mais nous sommes tellement envahis de « coupures » dans notre relation à la nature, que dès que l’on souhaite recréer un lien avec elle, il est primordial de s’assurer qu’on ne le crée pas à la hauteur d’un monde déconnecté, mais bien les deux pieds ancrés au sol. C’est essentiel car la relation qu’on entretient avec nos milieux, est tellement dégradée que dans les nouveaux récits qui visent à « réparer », nous n’avons plus le luxe de prendre des mauvaises directions qui mettront des années à se déconstruire.
Dans ce contexte, il paraissait important de placer le curseur de cette promesse juridique au niveau d’un « outil » pour réparer cette coupure : accorder une personnalité à la Nature, permet de reconsidérer collectivement sa place autour de nous : celle d’une entité existante en tant que telle et pour elle-même et non plus au vu de son rôle purement fonctionnel ou utilitaire que nous avons trop souvent tendance à mettre en avant.
L’idée de l’exposition est donc de soutenir ce statut juridique en abordant la Nature sous l’angle sensible et organique:sensible, dans le sens « réveilleur » de sens, et organique au sens de ce qui organise la vie. On a pris l’habitude d’être des spectateurs passifs : on entend sans écouter ; on voit, sans regarder, et nos autres sens sont inhibés par des récepteurs atrophiés parce qu’on ne les sollicite plus.
On invite donc les visiteurs à prendre le temps d’écouter, de regarder, de se laisser envahir par la puissance d’uneNature encore belle, et accepter de donner le temps qu’elle réclame pour accueillir ses nuances et ses subtilités. Il faut être un peu acteur. Mais une fois que ce chemin est fait, qu’on est entré en relation avec la Nature, lui attribuer le droit de pouvoir être elle-même apparait comme une évidence.
Alors qu’est-ce que les droits de la nature impliquent d’un point de vue politique et juridique maisaussi dans la façon de se relier au vivant et d’habiter le monde? In fine, quelles relations entrehumains et autre qu’humains se dessinent derrière ces initiatives ?
Valérie Cabanes [juriste spécialiste des droits de la nature ; co-commissaire de l’exposition] : Force est de constater que la communauté internationale n’obtient pas d’accords suffisamment ambitieux ni contraignants souscrits entre États pour préserver le climat et la biodiversité et que parallèlement les règles du libre-échange tentent au contraire d’octroyer des droits supranationaux aux multinationales elles-mêmes visant à contourner les lois nationales et les cours de justice et les plaçant de fait au-dessus des États et donc des peuples. Les entreprises comme les humainssont des sujets de droit, les éléments de la nature ne sont que des choses et des propriétés. Cette visionanthropocentrée du droit nie nos liens d’interdépendance avec les non-humains et les systèmes écologiques de laTerre. Cela ouvre la porte à la prédation, la surexploitation et la pollution de tous les écosystèmes aquatiques etterrestres, et nous conduit face à un précipice, celui qui s’ouvre avec le changement climatique et la sixième extinctionde masse en cours menaçant par ricochet les conditions de vie des générations futures.
Pour y remédier, cela demande en effet un changement de paradigme, une révolution culturelle, car elle nécessite de reconnaître comme pivot de notre système juridique le système Terre. Les rôles écologiques de ses écosystèmes, de ses espèces et de ses cycles bio-géochimiques doivent être protégés et leurs droits à exister, à se régénérer et à perdurer doivent être garantis. Ceci permettrait d’ester en justice au nom de la nature pour sa valeur intrinsèque et de renverser l’échelle des normes.
Protéger l’habitabilité de la Terre, c’est protéger les droits fondamentaux humains à l’eau, à un air pur, à la santé, à l’alimentation. Les entités morales économiques, elles, devraient se mettre au service des peuples et du vivant, et non l’inverse. L’économie doit revenir à son sens étymologique premier : la bonne gestion de la maison commune. Nous prenons conscience que nous ne sommes pas maîtres de la nature, que nous sommes interconnectés et que les règles du vivre-ensemble doivent maintenant prendre en considération les non-humains. Il y a une concordance de différents mouvements qui aspirent à un autre modèle de société, où pourraient entrer dans le débat démocratique des entités naturelles dont le rôle écologique est vital pour maintenir la sûreté de la planète pour tous.
Dans l’exposition, vous avez mis en regard des initiatives européennes avec des cas concrets d’ailleurs dans le monde de reconnaissance de la personnalité juridique à des écosystèmes. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que cela apporte ?
Valérie Cabanes : Cette révolution juridique qui vise à reconnaître les espèces et systèmes vivants comme sujets de droit est en cours à travers le monde, l’Europe commençant tout juste à y songer ou à l’expérimenter. En Amérique du Sud, en Amérique du Nord, dans le Pacifique, en Asie du Sud ou en Afrique, des écosystèmes, des espèces animales ou végétales se sont déjà vus dotés de la «personnalité juridique». Pour les préserver des effets néfastes de l’industrialisation du monde, des nations, des villes mais aussi des cours de justice, décident de reconnaître les droits de la nature.
L’idée de codifier des modes de gouvernance centrés sur la Terre a d’abord trouvé un écho favorable dans des pays à forte composante autochtone qui ont perçu l’intérêt de dresser un pont entre leurs représentations du monde et leur droit coutumier et le droit écrit des sociétés occidentalisées, ceci afin de mieux se prémunir des ravages de l’activité industrielle. Le continent américain est le premier à avoir expérimenté cette révolution juridique dès 2006 dans certaines villes aux États-Unis, puis en 2008 quand l’Équateur a adopté une nouvelle Constitution reconnaissant les droits de la Nature. Pour croire à ce changement de paradigme, il était important de montrer que ce qui bourgeonne en Europe a déjà fleuri ailleurs dans le Monde.
Alice Buffet, Justine Decool, vous avez toutes deux suivi la création de cette exposition pour lemusée de la Résistance, qu’avez-vous appris ?
Alice Buffet et Justine Decool : Le travail que nous avons conduit sur cette exposition avec Valérie Cabanes et CortoFajal a été l’occasion pour nous de découvrir ce mouvement en faveur de la reconnaissance des droits pour la Nature,débattu dans les plus hautes instances internationales et depuis peu au Parlement européen, mais également demesurer à quel point ce sujet sociétal est mouvant et complexe.
Nous avons pu aussi appréhender la pluralité des pays qui ont reconnu une personnalité juridique à des écosystèmes,souvent ancrés sur des traditions autochtones, les différents niveaux où ceux-ci se mettent en place, nationaux oulocaux puis constitutionnel, législatif ou juridique, sans oublier bien sûr la diversité des acteurs qui les portent.
Quels regards portez-vous sur toutes ces initiatives qui bourgeonnent en Europe, menées par denombreuses personnes investies dans la défense de leurs milieux de vie ? Au fils de tous ceséchanges, qu’est-ce qui vous a marqué dans leur manière de se relier aux écosystèmes et quels ensont les enjeux futurs, les perspectives ?
Valérie Cabanes : En Europe, le changement s’opère des territoires, et pas n’importe lesquels. Là où l’identité culturelledes populations est encore forte et vivace, la prise de conscience des liens d’interdépendance entre population humaineet équilibre des systèmes écologiques prend corps. Ce n’est donc pas un hasard pour moi si les territoires qui ont le plus avancé sur le sujet des droits de la Nature sont la Corse, l’Irlande, la Frise aux-Pays-Bas. Une initiative en entraînant une autre, on assiste à un double mouvement : des collectifs citoyens qui embarquent leurs élus, ou des élus qui se disent prêts à expérimenter des modes de gouvernance écocentrée, où les intérêts des écosystèmes seraient pris en considération lors des délibérations des politiques publiques. D’ores et déjà, dans plusieurs pays, des partis politiquescommencent à intégrer l’idée de reconnaître une personnalité juridique à des écosystèmes sur leur territoire ou àreconnaître les droits de la Nature en général. Progressivement donc la conscience globale évolue, et si reconnaître les droits de la Nature dans une Constitution n’est pas encore à l’ordre du jour, cela pourrait bien finir par arriver. Ce débat est déjà en cours au niveau du Parlement européen, et c’est un très bon signe.
Corto Fajal : J’ai eu la sensation à travers cet angle du sensible, de rencontrer ce que j’appelle des « nouveaux gardiens ».En quoi sont-ils nouveaux ? Justement par cette reconnexion avec la Nature, et le soin qu’ils mettent à réparer cesmultiples coupures. Elle n’est plus vécue de manière paysagère, posturale, fonctionnelle mais dans une relation organique et nourricière de l’âme et des pensées…. Chez beaucoup de nos interlocuteurs, j’ai ressenti une manière viscérale d’investir leur paysage qui se rapproche de celle des peuples traditionnels qui ont conservé une relation avec leur milieu de vie… J’ai l’intuition que c’est assez nouveau et que cela annonce la naissance d’un imaginaire dans lequel considérer la nature comme une personne morale sera une évidence. Je trouve ça exaltant et plein d’espérances.
Corto Fajal, tu es également parti à la rencontre des écosystèmes et de leurs habitants tant humainsqu’autres qu’humains. Qu’est-ce que tu retiens de ces rencontres ? Y a-t-il quelque chose qui t’asparticulièrement marqué, touché ?
Corto Fajal : Je mets un point d’honneur à me laisser embarquer dans le tourbillon des émotions que toute Nature peut offrir, sans hiérarchie. Je crois que toute Nature contient les ingrédients de notre émerveillement dès lors qu’on accepte que nos sens soient saisis.
J’ai entendu récemment parler du sentiment « océanique » que l’on éprouve lorsqu’on se sent en synchronicité avec un lieu, un endroit et un moment. Et bien voilà: c’est ce que j’ai ressenti la plupart du temps. L’Europe est belle. Ses écosystèmes, son exotisme, la richesse de sa diversité existent. Des Balkans à l’Irlande en passant par les Carpates, laforêt de Bialowieza ou le Grand Nord, les rendez-vous grandioses ne manquent pas.
Ce que j’aime le plus en vrai, c’est que mon travail me donne le privilège de ces instants-là, de pouvoir les vivre, les ressentir et ensuite de les partager.
Et dans cet élan de partage, qu’est-ce que tu espères que le public va ressentir en parcourant cetteexposition ?
Corto Fajal : Le geste artistique qui accompagne l’exposition réclame une démarche volontariste du spectateur en sollicitant sa curiosité. Ainsi on met à contribution ses sens et son attention pour écouter quelques minutes l’ambiance sonore des oies qui font étape sur la mer des Wadden par milliers chaque année ; pour rencontrer en fermant les yeux, le fleuve Tavignanu à travers les ambiances sonores que l’on croise le long de son cours ; ou encore pour s’immerger virtuellement en sons et en images dans une forêt primaire de Roumanie. Les images, les sons, la vidéo, les voix, les mots, sont autant de médiums qui deviennent des instruments au service d’une rencontre sensible avec la Nature. Si on se laisse embarquer par cette sollicitation des sens, l’idée n’est pas de se dire « Ouah ! Quelle exposition! », mais au contraire d’éprouver un besoin irrépressible de se retrouver en Nature. Honnêtement, l’idéal serait qu’après avoir parcouru l’expo, les spectateurs n’aient qu’une envie: quitter ses 4 murs et aller s’immerger en Nature et se laisser remplir par tout ce qu’elle offre de lumières, de vie, de sons, de vibrations. Tout le sensible qu’on essaie d’ébaucher dans l’exposition est amplifié et sans commune mesure dans la Nature dès lors que nos sens sont réveillés.
Valérie Cabanes, tu es habituée à parler de ces questions d’un point de vue politique, philosophique et juridique, comment à travers cette exposition, l’art s’est aussi mis eu service de ces problématiques ? Qu’est-ce qu’une démarche artistique apporte dans la compréhension des enjeuxautour de la défense du vivant ?
Valérie Cabanes : Pour comprendre que nous sommes interconnectés et interdépendants des systèmes et espèces non-humains, d’autant plus dans une société urbanisée et individualiste, il me semble qu’il nous faut lancer un appel à s’immerger à nouveau dans la Nature. Pour qu’il soit entendu, il faut réveiller notre instinct d’être de Nature. L’art est lemoyen le plus simple, le plus direct de toucher le coeur de l’humain, de provoquer des émotions qui ramène chacun à unevérité première, au-delà des idéologies, au-delà des faits scientifiques.
Y-a-t-il un souvenir précis que vous voudriez nous partager de ces nombreuses rencontres ?
Corto Fajal : Pas vraiment de souvenirs précis. Une émotion plutôt, dont l’intensité est contextuelle. Le calendrier de création de l’exposition a été fortement impacté par la pandémie. Le premier déplacement après presqu’un an de retard, a été de remonter le cours de la Loire tout seul de sa source à son estuaire. J’ai échangé avec des inconnus qui me faisaient part de leur intimité avec le fleuve, alors que bien souvent il avait été un compagnon « social » privilégié durantces longs mois. Moi-même n’avait pas eu de vraie vie sociale depuis presqu’un an. Tout était sublimé. La Loire belle et sauvage, l’atmosphère printanière, une activité humaine encore discrète. Les échanges étaient d’une rare intensitécomme si on faisait renaître à travers nos paroles une vie endormie.
Il n’y a pas vraiment de mots pour raconter ça. Je me souviens d’ailleurs d’avoir hurlé cette émotion et ma rage de me sentir pleinement vivant, dans les Gorges de Bonnefont en Haute Loire, une des parties les plus sauvages du fleuve. Fort heureusement, seul le bruant fou et les fauvettes étaient là pour m’entendre.
Dans l’exposition une grande part est donnée aux écosystèmes aquatiques, en quoi l’eau est-elle un élément clef dans cette autre relation au vivant qui est poussée et expérimentée par les acteurs etles actrices que l’on découvre dans l’exposition ?
Valérie Cabanes : Il n’y a sans doute pas d’explication rationnelle au fait que les initiatives les plus avancées en Europeconcernent des écosystèmes aquatiques. Il me semble que là encore il s’agit d’un instinct naturel, celui qui nous susurreà l’oreille que sans eau il n’y a pas de vie, que l’eau est la matrice, qu’il est donc le premier élément à préserver et à protéger sur Terre.