Tikopia : Entretien

« Vous êtes étranges, vous les Blancs, de croire que la Terre ne parle qu’à nous »

Ti Namo-roi de l’île de Tikopia

Les peuples racines et l’art du renouveau – entretien avec Frederika Van IngenYggdrasil N°10

A l’extrême pointe sud des Iles Salomon, 3000 Tikopiens vivent en symbiose avec leur île. A l’heure du bouleversement climatique, alors que la modernité frappe à leur porte, ils s’appuient sur leur héritage culturel pour maintenir les équilibres. Et nous offrent un modèle de résilience que le réalisateur Corto Fajal a pu observer et filmer de l’intérieur. 

Depuis longtemps, le monde moderne avait oublié Tikopia. C’est en 2002 qu’après le passage du cyclone Zoé, un hélicoptère néozélandais qui survole la zone remarque des habitants sur cette île dévastée. Les jardins, les forêts, les pirogues, les villages, sont détruits. Le barrage qui sépare le lac de l’océan a craqué et son eau, habituellement consommée, est devenue saumâtre. Une aide internationale est organisée pour les aider, et le monde redécouvre l’existence de cette île et de son peuple. 

Habitée depuis au moins 3000 ans, l’île de Tikopia est pourtant mentionnée par l’explorateur Dumont d’Urville au début du XVIIème siècle. Il faut dire qu’elle est difficilement accesssible, à 130 km de l’île la plus proche. Un isolement qui inspira même à Jules Verne en 1868 une escale du capitaine Nemo dans 20 000 lieues sous les mers. Ce n’est qu’en 1857 que les missionnaires chrétiens arrivent, et vers 1900 qu’ils convertissent ses habitants, avant de quitter l’île. Les Tikopiens ont alors abandonné leurs pratiques guerrières et d’autres coutumes meurtrières, sans toutefois couper le lien à leurs « dieux » originels que sont l’île, l’océan, le ciel… 

Bien qu’elle soit située en territoire mélanésien, les Tikopiens sont des Polynésiens, et l’île fait partie aujourd’hui des Iles Salomon. Le point le plus haut de ce minuscule territoire de 5 km² est à 380 m au-dessus du niveau de la mer. C’est dire sa vulnérabilité face aux éléments, ce qui n’avait pourtant causé aucun problème majeur à ses habitants semble-t-il, avant le passage de Zoé. Même si depuis quelques décennies, ils constatent que les cyclones sont plus forts, et que s’ils revenaient auparavant tous les dix ans, sont maintenant de retour tous les deux ans.

« La première fois que j’ai entendu parler de Tikopia, c’est dans le livre « Effondrement » de Jared Diamond, raconte Corto Fajal. La comparant avec l’île de Pâques, il la décrit comme un modèle dont les choix de vie qu’ont fait les habitants pour leur île ont permis à leur civilisation de perdurer. Je vivais à ce moment-là dans le Grand Nord avec des nomades samis. Pendant une tempête de neige, dans un sauna, j’en parle à mon co-producteur qui est lui-même nomade et éleveur de rennes. On s’est regardés et on s’est dit : ok, on y va. » Deux ans plus tard, en 2012, ils naviguent ensemble vers Tikopia, sans savoir s’ils seront accueillis car l’île n’est pas connectée. Leur intention est de faire un repérage pour un projet de film. « Nous sommes leur première visite depuis 11 mois environ et nous sommes bien accueillis. Mais c’est totalement déroutant : j’allais voir une civilisation vierge de toute influence, et je découvre un peuple qui vit une perturbation terrible, avec des apports extérieurs qui leur facilitent la vie mais qui menacent de les transformer profondément. Il est question d’une antenne téléphonique pour que la situation d’isolement de 2002 ne se reproduise pas. Mais elle rendra les Tikopiens dépendants des téléphones… » L’île est aussi confrontée à la surpopulation, car si la religion chrétienne leur a apporté des valeurs de paix, qu’ils ont accueillies volontiers, elle a aussi fait cesser des pratiques coutumières de contrôle des naissances. Enfin, ils doivent faire face à l’arrivée de l’argent, à la tentation des jeunes pour les objets de la vie occidentale… Là où beaucoup de sociétés racines ont été confrontées aux influences du monde moderne en plusieurs décennies ou siècles, à Tikopia, c’est en quelques années !

« J’ai filmé des images de repérages, poursuit Corto, mais je ne savais vraiment pas quel film faire. Un film sur leur dépendance à la société occidentale, avec des anciens qui sont garants de la culture traditionnelle et une population jeune qui les rejettent ? Cela ne me parlait pas. D’autant plus que j’allais voir un peuple dont je savais qu’il considérait son île comme un être vivant et qu’il entretenait une relation avec elle. Sauf que, habité par ma culture occidentale, je ne savais pas comment ça marchait ! Donc j’ai cherché mais je n’ai pas compris, et je suis reparti dans le flou. »

Un deuxième voyage est prévu en 2014. Entre temps, Corto relit ses notes, revisite ses expériences sur l’île, et avec le recul, découvre qu’en les écoutant, il n’a jamais entendu dire le mot « je » : « ils ont un « nous » pour dire « nous, les gens », et je réalise qu’à chaque fois qu’ils s’expriment, qu’ils parlent de « nous », c’est à la fois la communauté et l’île. Dans leur manière de réfléchir, la plupart du temps, ils se réfèrent à « nous et l’île ». Je réalise aussi que le passé est convoqué systématiquement dans leur manière de parler à la table du présent. Dans leur façon de parler, de réfléchir, de témoigner, le passé est partout, dans une hutte, un arbre, sur le bord d’un chemin : tout signifie une histoire qui parle à quelqu’un qui dessine une carte mentale de l’île par chacun des habitants. A tel point qu’au début, je me suis dit qu’ils affabulaient tous. Mais j’ai compris qu’ils construisent en fait ainsi leur patrimoine commun. Et ce récit, tel qu’il est modifié par chacun porte ce qui est important dans chaque lignée, village, tribu. Donc je me rends compte de tout ça, et je comprends qu’au-delà des apparences de cette société modifiée par le monde moderne, et ses influences -ses packs d’eau qui débarquent, les sacs de riz, les habitants qui vont travailler à l’extérieur pour gagner de l’argent pour acheter du riz-, il reste énormément de choses intéressantes ! Et surtout, que le point commun à tout ça, c’est la relation à l’île, qui pour eux, est une personne. Le garant de cette relation-là, c’est leur roi, Ti Namo. Donc je commence à imaginer un récit, sur une relation entre cette île considérée comme une personne et le représentant de la lignée de garants de cette relation -ce roi, qui est l’héritier d’une charge, et non d’un pouvoir. Et j’imagine un dialogue entre eux. »

Seulement voilà, lorsque le réalisateur réfléchit à cette idée ou l’évoque chez nous, il est confronté à des questionnements : une île qui parle, n’est-ce pas un peu trop ésotérique ? Et lui-même s’interroge : n’arrive-t-il pas un peu tard pour faire un film sur une énième culture traditionnelle en perdition sacrifiée sur l’autel des influences du monde moderne ? Il navigue donc vers Tikopia pour la deuxième fois avec des doutes, et décide d’en parler au roi. « Je lui explique que je ne sais pas bien comment faire car chez moi, quand je raconte aux producteurs ce dialogue entre l’île et le roi, les gens n’y adhèrent pas. Il reste un long moment silencieux, puis me regarde et me dit cette fameuse phrase : « vous êtes étranges, vous les Blancs, de croire que la terre ne parle qu’à nous. Vous avez perdu l’habitude de l’écouter. » Cette phrase, pour moi, c’est une clé. Comme j’aime faire les films du point de vue de ceux que je filme, je comprends alors que je vais le faire depuis ce point de vue là ! »

Mais Corto Fajal n’est pas au bout de sa surprise, car au bout de deux ans, en revisitant l’île, il découvre que tous les jeunes qui avaient quitté l’île y sont revenus. Et surtout que leur état d’esprit sur la modernité a changé : « Ils reviennent avec l’idée que le monde des Blancs est dangereux, pas équitable, que même quand on travaille, on n’est pas sûr d’avoir à manger ou un toit, que des gens meurent de soif, de faim, etc. C’est un monde qu’ils ne comprennent pas. Après tout juste deux ans, ils ont le sentiment que ce monde-là ne fonctionne pas, et que Tikopia est un paradis !»

A partir de là, le film devient un témoin unique de la quête d’équilibre à laquelle toute la société tikopienne est conviée, entre le besoin d’un monde extérieur qui leur a amené les effets du dérèglement climatique -sur la pêche, l’acidification de l’océan qui détruit la barrière de corail, la sécheresse, les cyclones, etc,- et l’autonomie nécessaire pour préserver la qualité de la relation à l’île. Pour la première fois de leur histoire, cette relation est altérée et l’île n’est plus capable de les nourrir et de les abriter. « Ils ont besoin du monde extérieur, mais se refusent à en devenir dépendants, résume Corto. De même, si cela change la qualité de la relation avec l’île, ils le refusent aussi. Cela leur permet de retrouver l’essence de leur culture et de le formaliser. J’assiste à des réunions de notables avec des questions très concrètes sur les influences des antennes, du téléphone, de l’argent… » 

Comme celle où il est question d’ouvrir une épicerie sur l’île. Un projet porté par un père qui a gagné de l’argent à l’extérieur, et qui pourra ainsi financer les études de son fils, pour qu’il devienne le médecin de l’île. Le projet plaît à tous à première vue, parce qu’en plus de régler le problème de la dépendance sanitaire, il facilitera l’accès à tout ce dont les Tikopiens ont besoin au quotidien : riz, piles, batteries, etc. Mais après mûre réflexion, ils réalisent que cela risque de créer un dépendance irréversible à l’argent, qui ne circule pas encore entre eux. Cela risque d’altérer la qualité de la relation avec leur île et de créer des inégalités entre ceux qui restent sur l’île et ceux qui migrent à leur retour. Le risque de division, d’inégalités et de déséquilibre étant supérieur à long terme au bénéfice à court terme, et même au bénéfice pour la santé, ils abandonnent le projet. 

A travers cet exemple, les Tikopiens montrent à quel point ils font passer l’équilibre de l’île avant eux-mêmes. «Cette présence de l’île dans leur façon d’être est intagible en fait, et pourtant, elle est omniprésente, analyse Corto. De la même façon que notre système de pensée nous met au centre du monde (chez moi, mon jardin, ma ville, mon paysage etc.), la relation à l’île est inscrite dans leur système de pensée. Quand ils sont en discussion entre responsables, sur l’éducation, les jeunes, l’avenir, la présence de l’île est intrinsèque. Ils ne se posent même pas la question : est-ce que c’est bon pour l’île ? C’est naturellement intégré dans leur réflexion. Autrement dit, de la même façon que l’île est limitée par l’océan, leur pensée est conditionnée par le milieu naturel. Et lorsqu’on dit que les peuples racines sont des peuples philosophes, leur philosophie repose sur cela : elle est juste très terre à terre, ancrée dans la réalité du milieu naturel. »

L’autre dimension qui transparaît dans l’enquête que mène le réalisateur auprès des Tikopiens, c’est l’importance des femmes. Dans cette société matrilinéaire, femmes et île sont intimement liées, et cela imprègne le fonctionnement social, encore une fois de façon quasi-invisible, à travers des codes, des façons d’être et de faire. « Elles sont les garantes des frontières à ne pas dépasser, précise Corto. Elles représentent la vie, en sont les gardiennes et exercent un pouvoir énorme mais là aussi qui n’est pas tangible. » Deux exemples : en cas de conflit physique entre deux hommes, si une femme arrive, la violence s’arrête immédiatement. De même, si ce sont essentiellement des hommes qui dirigent l’île, au niveau du gouvernement des Iles Salomon, c’est une femme tikopienne qui est élue à l’assemblée pour la représenter : «  ils estiment que les femmes portent des valeurs, qui, comme la vie, sont non corruptibles. Tandis que l’homme, par sa puissance, sa force, peut être dévié et corrompu »… 

Lorsqu’on le questionne sur ce que ces façons d’être au monde inspirent au réalisateur, il ne peut s’empêcher de faire le lien avec les nomades du Grand Nord qu’il connaît, et avec d’autres peuples racines auxquels il s’est intéressé. « C’est très simple en fait : ce que ces sociétés traditionnelles nous indiquent, à nous qui sommes en recherche de changement, de transition, c’est comment retrouver cette connexion avec un milieu de vie qui nourrit, abrite et protège. On parle aujourd’hui de nouveaux récits à créer, mais ils ne peuvent pas venir de nulle part. Cela n’a pas tellement de sens non plus de faire voyager des récits qui viennent d’ailleurs s’ils ne sont pas ancrés dans une terre. Ces sociétés ont préservé une pensée qui est en lien avec sa terre. Nous sommes devenus une société hors sol tellement complexe que toutes les idées peuvent trouver leur argumentation et leur légitimité. C’est juste une question de point de vue depuis lequel on se situe qui fonde nos arguments, et nos manières de voir finissent par être irréconsiliables. Or la meilleure manière de nous réconcilier, et que nous montrent ces sociétés, c’est de se remettre en lien avec le milieu de vie. C’est très concret. Nul besoin d’aller chercher des choses ésotériques : c’est se réancrer à son milieu naturel. Sans quoi nos pensées, et même nos perceptions et nos désirs sont hors sol. » 

Lui-même ne s’exclut pas de ce modèle déraciné auquel nos cultures nous éduquent, mais à l’arrivée, après avoir « fait le tour » de la planète, le voilà qui trouve ce qu’il cherchait au pied de chez lui : « j’ai passé des années à rêver d’aller voir ailleurs, à penser que la terre est plus verte ailleurs. Et après des années de ce parcours personnel, mon prochain film s’appellera « la vie sauvage commence dans mon jardin ». Je réapprends à m’émerveiller de la biodiversité extraordinaire qui m’entoure, à me trouver en lien avec les grands enjeux de l’UICN* quand les anguilles remontent le ruisseau près de chez moi. À réaliser qu’à 15 mètres de chez moi se déroule le regroupement des hirondelles qui s’en vont en Afrique. Que tout autour de toi la nature est là en fait, et qu’on n’a pas besoin d’aller chercher si loin… »

Car ce que lui ont montré les Tikopiens, et leur « laboratoire  miniature de la terre », c’est que pour maintenir les équilibres favorables à la vie, pour retrouver un rapport harmonieux avec le monde dont elles dépendent, les cultures humaines devront se refonder sur l’exemple qu’on retrouve dans toutes ces sociétés : « des modèles sociaux qui entretiennent une relation avec un milieu de vie qui les nourrit, les abrite, et les protège, et qui transmettent la qualité de cette relation aux générations futures. »