J’ai dicté ce texte en temps réel sur une plage du Cotentin en septembre 2025. J’y exprime en direct les sensations et les pensées qui me viennent.
Plus tard, dans une deuxième partie, j’aborderai les questions fondamentales que ce texte soulève.
À cet instant, je suis là les pieds dans l’eau. Je ressens la température fraîche et à chaque petit clapot de vagues, la mer vient s’écraser sur mes chevilles et mes tibias reçoivent des petites vaguelettes.
D’une certaine manière, peu importe ce que je vous dis, car à cet instant, il n’y a que moi qui le ressens. Cette réalité n’existe pas pour vous encore. Vous ne la recevez en ce moment, que parce que je l’ai vécue, que je la raconte et que vous le lisez. Sans cela, ce moment pourtant réel n’existerait tout simplement pas.
Lorsque je tourne ma tête vers le vent, celui-ci résonne et provoque comme une tornade sur mon visage qui assourdit mes oreilles, il n’y a que moi à cet instant qui l’entend, parce que je suis là.
Dans le même temps, mon regard se porte sur l’horizon sur lequel naviguent plusieurs bateaux: des ferries dans un sens, des voiliers dans l’autre. A cet instant, de leurs propres horizons respectifs, je devine que j’existe même si je me doute que le petit point que je suis doit passer inaperçu.
De mon horizon à moi, ils sont bien là et à cet instant, il n’y a que dans nos horizons réciproques que la réalité de cette présence existe. J’ai une pensée fugace pour mon fils dans son restaurant, ma fille à Marseille, mes parents dans leur jardin, mon épouse endormie plus loin sur la plage déserte: aucun d’entre eux ne peut à cet instant, imaginer, soupçonner et ressentir ma réalité visuelle et sensorielle. Aucun d’entre eux ne soupçonne à cet instant, que deux embarcations de tailles différentes croisent mon destin, et croisent respectivement le leur. Cette réalité là, à cet instant leur échappe. Quant au reste du monde; les rames bondées des métros des grandes villes du monde qui circulent en ce moment même, les bergers andins dans les montagnes péruviennes, l’inuit qui guette le phoque qu’il s’apprête à chasser, le touareg qui lève ses yeux inquiets face à la tempête de sable qui s’annonce; aucun d’entre eux ne soupçonne l’existence de cette réalité qui n’a aucune consistance dans le champ de leur perception. De la même manière la propre réalité de l’instant qu’ils vivent échappe à mes sens et donc à ma capacité à ressentir leur existence autrement que par cet exercice cérébral auquel je me force volontairement pour la démonstration.
Ce moment de réalité est donc le mien. Il n’existe et je ne le perçois que parce que je suis là. Si je n’étais pas là, cette réalité n’existerait tout simplement pas, parce qu’aucun sens ne serait là pour la percevoir, la vivre, la ressentir et accéder à des stimulus qui permettent tout à la fois de la rendre tangible, de la retenir, de la partager et de la transmettre. Cette réalité n’existe que parce qu’elle est perçue. Quid d’une réalité qui n’est perçue par personne? Existe t’elle? Pour qui est-ce une réalité du coup?
Lorsque je porte un peu mon regard sur la droite, ce sont les falaises du Cotentin, que je m’apprête à aborder en randonnée, qui se découvrent à mon regard. Là encore je leur fais face dans l’état dans lequel elles sont, l’état de la mer dans lequel elle est, l’éclat de l’atmosphère et du ciel dans lequel il est. Il n’y a pas grand monde sur la plage, un promeneur avec son chien, je suis presque seul. C’est mon expérience à moi du moment, celle que je vis. Si personne d’autre que moi n’était là, personne d’autre ne pourrait décrire cette expérience: elle n’existerait pas.
Je reste silencieux face à l’immensité de ce que mes pensées racontent, et cherche à écouter et analyser la puissance de ce que cela peut signifier.
Tout d’un coup, je m’aperçois que je suis seul face à un océan, et que cette immensité se fout complètement de ma présence. Mes pieds se sont ancrés un peu plus dans le sable. Ce faisant j’appartiens un petit peu plus au moment présent car mes pieds s’enfoncent encore à cet endroit, et je réalise que par ma présence, j’ai modifié la topologie, la micro topologie et la microbiologie des lieux, mes pieds dans l’eau modifient également à cet endroit l’équilibre des forces océaniques qui dévient l’obstacle et initient de nouveaux micro-courants qui contrarient tous les autres petits courants en action à ce moment. Si je n’étais pas là, tout cela n’aurait pas lieu. Je fais partie de l’expérience du moment que je vis, je ne peux le décrire que parce que je le ressens, que parce que l’air qui souffle, l’eau qui me touche, les pieds qui s’enfoncent, l’horizon qui inonde mon regard, fait partie de l’expérience. Au moment même où je ressens tout cela, je réalise aussi qu’en faisant partie de cette réalité, j’en modifie un peu la direction, je l’influence.
Alors que je pensais être un observateur neutre et objectif, je ressens combien tous ce que les sens en éveil et ma présence physique représente de subjectif dans l’expérience vécue, j’en suis intrinsèquement un des acteurs: sans moi, l’océan, le sol ne seraient pas perturbés, sans moi aucun sens ne permettrait de saisir toutes les aspérités de l’instant pour qu’il s’insinue dans mes pensées, se fasse un chemin dans mes souvenirs en y associant tout un tas de codes qui pourront me permettre par la suite de m’en souvenir, d’en parler, d’y mettre des mots, ou des émotions qui façonne cet instant en une expérience vécue: la réalité, ma réalité.
J’affirme qu’il en est ainsi de chaque instant d’une vie, de chaque instant de tout être vivant, de chaque moment vécu.
Tout ce qui se passe dans le monde ne peut être séparé de celui qui est là pour le ressentir, l’observer, s’en souvenir, le retransmettre, l’écrire, le vivre et donc lui créer les conditions d’une réalité tangible. Sans ces conditions ce n’est la réalité d’aucun être et donc ce n’est pas réel.
Cette démonstration brise à mon sens le carcan d’une pensée occidentale dominante qui détermine son regard sur le monde. D’une certaine manière, la vie, notre culture, nos schémas de pensée, la science et ses protocoles objectifs nous donnent des processus qui séparent les expériences des expérimentateurs, les phénomènes observés de celui qui les observe. A l’heure où l’on commence à prendre conscience que nous traversons une crise de la pensée qui doit se renouveler pour affronter les enjeux des temps qui viennent, un tel monopole d’une « objectivité dualiste » conserve t’il toute sa pertinence ? Et qu’est ce que cela changerait de notre regard sur le monde, si l’on chaussait des lunettes « empiriques », qui prennent en compte chacun dans sa réalité subjective (c’est à dire tout ce que j’ai vécu et partagé les pieds dans l’eau)?
Il devient primordial d’essayer de vérifier, de chercher les pistes dans l’arsenal disciplinaire et philosophique existant, qu’il soit issu des sciences de la nature (sciences physiques, biologiques…) ou des sciences humaines et sociales, afin d’explorer tout ce qui pourrait de près ou de loin, se rapprocher de protocoles qui assument une subjectivité rigoureuse qui relie tout à la fois l’expérience et l’expérimentateur, l’observateur de ce qui est observé.
J’ai déjà vécu cela lors de mes longues périodes de vie partagées avec les Samis, éleveurs de rennes dans le Grand Nord, ou les habitants de la petite île de Tikopia dans le Pacifique.
Même en s’astreignant à une forme de neutralité, il devient vite évident que lorsque nous vivons en immersion avec ces communautés au mode de vie traditionnel, nous faisons vite partie de leur histoire, de l’histoire des lieux, de l’histoire des gens. Si les gens nous prennent en compte et nous intègrent dans une relation par la stimulation réciproque de nos sens, les lieux eux, ne se disposent pas à nos attentes, et restent silencieux si l’on ne se connecte pas à eux en mobilisant nos sens. Dans tous les cas, pour qu’il y ait rencontre avec des gens, avec un lieu, il nous faut activer nos sens: ce n ‘est donc ni neutre ni objectif.
A Tikopia, Martin le skipper du bateau qui nous a accompagnés deux fois avec son épouse Monica sur l’île, et qui y est retourné au moins deux fois depuis, notamment suite à un cyclone, fait forcément partie de l’histoire de l’île et de sa population.
Moi même, j’y suis allé trois fois, j’y ai séjourné plus d’une année de même que l’équipe de tournage, Corinne et Charlu, font aussi partie de l’histoire de l’île. La petite fille qui est née au moment où Corinne et Charlu filmaient s’appelle Korinn: un prénom qui accompagnera cette jeune personne toute sa vie, bien après que nous soyons partis, de même que l’histoire de sa naissance et de l’origine de son prénom qui sera racontée sur plusieurs générations. Corinne a imprimé de sa présence en cet instant, des moments de réalité à venir qui n’existerait pas si elle n’avait pas été là.
Les osmoseurs solaires que nous avons financés fournissent encore aujourd’hui jusqu’à 2 000 litres d’eau potable à la population chaque jour par appareil, et il ne se passe sans doute aucun jour sans que des habitants de l’île ne se souviennent de l’histoire de ces osmoseurs, et combien l’eau potable disponible a juste rendu leur vie quotidienne plus sereine. On peut illustrer ce propos par l’histoire de cet enfant de l’autre côté du lac, qui désormais arrive à l’heure à l’école avec l’estomac plein, parce qu’il n’a plus besoin de se lever aux aurores, traverser le lac en pirogue, remplir ses bidons au point d’eau, revenir à son village déposer l’eau pour sa famille et ses voisins et le ventre vide retraverser le lac pour arriver en retard à l’école.
Richard marche toujours sur ses deux jambes grâce à la pyostacine (un antibiotique puissant) que nous lui avons donné et qui a permis de guérir l’infection qui menaçait sa jambe. Suite à notre intervention, plusieurs fois par an, les paquebots de touristes qui visitent l’île repartent désormais avec tous les déchets non organiques (plastiques, piles..) que les contacts avec le monde moderne imposent à Tikopia. Nous faisons partie de l’histoire de l’île, nous y avons même laissé très probablement d’autres empreintes que nous ne soupçonnons pas.
James Spillius, ethnologue qui a assisté Raymond Firth dans son étude de l’île de Tikopia dans les années 50 a même laissé la trace la plus importante qui soit possible après son départ: la vie. Une vie qui a influencé celle d’une femme, mère seule sur Tikopia, et influencé la vie de sa propre descendance dans sa vie anglaise, puisque son fils anglais à rencontré en 2010 ce demi frère des îles qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Une autre anecdote croustillante est celle de Judith Mac Donald, anthropologue neozélandaise qui effectuait une recherche sur les femmes de Tikopia au début des années 80. En route vers l’île de Tikopia pour son terrain anthropologique, elle débarque par erreur sur l’île de Santa Cruz où elle rencontre un guérisseur tikopien spécialiste des pratiques traditionnelles d’accouchement. Elle lui demande de partager ses connaissances, ce qu’il fait en fournissant des informations d’une grande précision qu’elle enregistre. A la fin de son témoignage, il conclut en disant: « At least, that’s what Raymond said ». Raymond Firth est à Tikopia ce que Bronislaw Malinowski est aux îles Trobiand; c’est à dire qu’il a étudié cette île et ses habitants tout au long du XXème siècle. Nous avons là un exemple flagrant de la relation complexe entre l’ethnographie, l’identité culturelle et la manière dont les représentations anthropologiques peuvent influencer la façon dont les peuples se perçoivent eux-mêmes. Les Tikopiens avaient tellement adopté et intériorisé l’ethnographie de R. Firth qu’ils la citaient comme source d’autorité sur leur propre culture. Lui et ses écrits étaient considérés comme la version authentique de leur histoire et de leurs pratiques culturelles. Voilà qui met un sérieux coup de canif dans l’objectivité assumée des méthodologies scientifiques. Dire qu’elles invisibilisent les subjectivités serait sans doute plus juste. Mais cette vérité n’est pas sans poser question sur la pertinence de cette objectivité académique qui cache une grande partie de la réalité de ces expériences vécues et leur conséquence sur les phénomènes étudiés.
D’une certaine manière, les sciences sociales n’ont pas attendu de se rendre compte des limites de cette objectivité et cette distance avec sa propre réalité vécue quel que soit son statut. De nouvelles pratiques d’enquête se sont développées pour prendre cela en compte: des observations participantes, des entretiens compréhensifs et c’est heureux. C’est un signal d’ouverture transdisciplinaire et une sortie d’un carcan méthodologique, qui finissait dans sa volonté d’objectivité et de neutralité par devenir trop contraignant et même à fausser la démarche. Mais ce que racontent les interactions et l’interrelation entre l’observateur et les choses ou phénomènes observés, entre l’expérience et l’expérimentateur, c’est aussi quelque chose de l’ordre du vécu, du ressenti, de la sensibilité, de la réciprocité; autant d’éléments qui constituent en soi une forme de dialogue, un échange non verbal dans une dimension tout à la fois subjective, réciproque et empirique dont la prise en compte rigoureuse et donc la possibilité de restitution ne peut qu’enrichir le résultat d’une démarche scientifique dans laquelle toutes ces données restent traditionnellement absentes.
Le vent souffle désormais un peu plus fort. Je suis face à lui et sa force atrophie toute capacité à entendre autre chose que ce vent qui m’inonde. Le ferry, les voiliers sont partis depuis longtemps, effaçant cette réalité de la mémoire des lieux pour toujours: cela n’a jamais existé autrement qu’au moment où je l’ai capté, tous mes sens tendus vers cela. Cela restera une réalité qui n’a jamais eu lieu pour l’extrême majorité de la population du monde. De ce moment, il n’en reste qu’un souvenir qui m’appartient et qui en fait une de mes expériences. Durant tout le temps qu’a duré cet instant, partout ailleurs se sont déroulées d’autres réalités. Elles n’existent que parce qu’elles ont été captées, ressenties, entendues, vues, touchées. Elles ne sont tangibles que parce qu’elles sont entrées en relation avec des sens qui les ont réceptionnées. Elles font désormais partie d’expériences vécues d’êtres qui les ont absorbées avec la gourmandise d’une subjectivité qui échappe à la conscience. Intellectuellement je le sais, mais je suis incapable de vous en parler, de vous les décrire, de les imaginer car je ne les ai pas vécues. Ces réalités me resteront cachées, obscures, comme une sorte de voile qui m’empêche d’y accéder. De mon point de vue, ce monde là n’est pas tangible, préhensible, il n’existe pas et n’a jamais eu lieu. Il pourra changer de statut et me devenir accessible seulement et seulement si un jour, je croise quelqu’un qui me le raconte, un texte qui le raconte, une photo qui l’évoque…
Dans le même temps d’autres évènements n’ont été ni ressentis, ni sentis, ni touchés, ni perçus, ni imaginés, ni captés: Ont-ils eu lieu? Quelle expérience permet de les rendre tangibles et réels?
Je force un peu sur mes jambes pour les sortir, car je suis désormais enfoncé jusqu’aux mollets dans le sable. La marée descendante a dessiné des sillons de sable juste devant mes jambes en les contournant, comme des petites ornières, dans lesquelles se sont déposés 3 coquillages et une étoile de mer. Déjà le sable mouillé les recouvre à moitié. Le trou laissé par mes pieds, le sillon, les coquillages, l’étoile de mer: je me dis que ma simple présence silencieuse et inactive a bien bouleversé ce micro-écosystème. Je me dis que dans ce grand tout englobant de l’instant, il y a l’empreinte de chaque partie qui le constitue et que j’ai recueillie.
(12 septembre 2025, 11h25, une plage du Cotentin)

