Il y a quelques jours, je me suis fait traiter de « nombriliste ». Cela pourrait être banal et c’est peut être vrai, même si cela reste à démontrer. Mais ce qui rend la chose moins banale, c’est le contexte officiel durant lequel un élu, vice-président d’une collectivité s’adressait au président d’une association citoyenne ayant répondu favorablement à son invitation.
En tant que président de l’association, j’ai naturellement cherché à obtenir une confirmation de ces propos. Face à ma demande de clarification, l’élu a persisté en ciblant bien l’homme et confirmant son jugement. Incrédule et soucieux d’éviter tout malentendu, j’ai insisté à deux reprises pour m’assurer de la clarté de ses intentions. Sa confirmation, sans équivoque, m’a laissé sonné: KO debout, je suis parti.
Voilà comment, après cinq années d’un engagement personnel intense et souvent ingrat à la tête d’une dynamique citoyenne riche, un élu a anéanti le plaisir et l’élan responsable qui m’animaient. C’est d’autant plus brutal que le coup vient de là ou on ne l’attend pas.
Pourquoi relater cette expérience ? Elle pourrait se limiter à une banale histoire d’égos blessés. Mais il s’agit de quelque chose de plus profond qui fait écho aux fréquents témoignages convergents de citoyens engagés. Ils déplorent quasi unanimement les relations tendues entre l’engagement citoyen bénévole et les élus, percevant souvent chez ces derniers un climat d’adversité.
L’engagement citoyen, moteur essentiel pour construire un avenir plus en phase avec les défis environnementaux, sociaux et climatiques, requiert abnégation, oubli de soi et don de son temps. Cet engagement est souvent motivé par des valeurs supérieures à l’intérêt individuel, un sentiment de devoir envers ces valeurs et ceux qui les partagent, loin de toute ambition personnelle ou recherche de privilèges.
Face à un monde complexe qui oppose beaucoup d’adversité, ces engagements désintéressés deviennent rares. Les acteurs sont peu nombreux et consacrent une part considérable de leur temps libre, de leur vie familiale, de leurs loisirs, parfois même de leur activité professionnelle à une tâche souvent ardue sans toujours y trouver un plaisir immédiat tant les obstacles et les difficultés semblent faire partie du package.
L’association dont je suis président depuis 5 ans rassemble des habitants du bassin de vie d’une communauté de commune. Ensemble, nous œuvrons depuis plusieurs années à renforcer le bien-vivre, la solidarité, le lien social et le soutien à une alimentation locale par des actions concrètes et des projets stimulants. Membre fondateur d’une coopérative citoyenne, nous avons acquis deux hectares de terres agricoles où a vu le jour un tiers-lieu agri-culturel que nous gérons, comprenant une guinguette, un maraîchage solidaire destiné aux Restos du Cœur. Nous y accueillons les activités de plusieurs acteurs dans le champ du lien social, du bien être, de l’artisanat ou des arts plastiques. L’ensemble compte deux salariés, des stagiaires, services civiques, alternants, 250 adhérents, une cinquantaine de membres actifs et un réseau d’entraide de 11 000 personnes. Nos initiatives incluent un projet de découverte du patrimoine naturel et culturel à travers un itinéraire-randonnée de 300 km en 17 étapes, fruit d’un repérage citoyen presque achevé, et un marché ambulant hebdomadaire desservant 11 points de dépôt, rendant accessible depuis cinq ans les produits d’une quarantaine d’artisans et producteurs locaux. Ces actions représentent un investissement bénévole de 30 000 heures depuis 2021, soit l’équivalent de quatre personnes à temps plein au service du bien-vivre sur notre territoire.
Il est à la fois intéressant et frustrant de constater que cette dynamique citoyenne, pourtant bienveillante et positive, semble déranger certains élus. Au lieu d’être perçue comme une impulsion saine et désintéressée, elle est interprétée comme relevant d’un égocentrisme suspect. Pourtant, même si nous incarnons souvent les valeurs qui nous animent avec une passion ardente, nous ne sommes pas une menace. Le prisme de leurs compétences institutionnelles et de leur légitimité semble déformer leur perception de l’engagement citoyen bénévole, le transformant en un adversaire dépourvu de légitimité officielle et donc disqualifiée et prétentieuse
Dès lors, ce dévouement altruiste leur apparaît incompréhensible et donc douteux, forcément motivé par une ambition personnelle, un ego démesuré caché. Serait-il possible que cet engagement désintéressé agisse comme un miroir déformant, renvoyant à certains élus leur propre image et leurs propres motivations, expliquant ainsi leur ingratitude face à ces initiatives spontanées ?
Soyons clairs, cette accusation de « nombriliste » de la part d’un élu censé par ailleurs nous être favorable n’est en quelque sorte qu’une partie émergée de l’iceberg: sur notre territoire rural de 37 000 habitants, les 800 000 euros de ventes de produits locaux générés par nos actions en cinq ans, les quelque 400 enfants sensibilisés à l’alimentation locale « de la graine à l’assiette » grâce à nos collaborations avec des centre de loisirs et des mouvements de jeunesse, les centaines de familles qui bénéficieront bientôt de notre maraîchage solidaire, les dizaines de bénévoles qui trouvent du sens et du lien social dans nos actions et qui contribuent quotidiennement à la vitalité de notre territoire, les emplois créés, semblent peser peu dans la considération de nos élus. Cela s’illustre parfaitement en constatant que malgré la constance de notre engagement au service du bien-vivre, on ne compte aucune mention de notre association, du tiers lieu et de ses actions depuis 5 ans dans le magazine communautaire, pas une incitation, pas un prix, pas une reconnaissance, pas un remerciement, pas un encouragement, pas une mention dans un discours officiel, si ce n’est du bout des lèvres et à la marge à de très rares occasions confidentielles ou ne pas le faire aurait été franchement indécent.
Bien sûr, il sera facile de « démentir » et d’atténuer ce qui précède en évoquant:
- Les 5 000 euros ( 2*2 500€) obtenus spontanément en 2021 pendant la crise COVID pour soutenir les producteurs locaux face à la fermeture des marchés et des restaurants.
- Les 1 500 euros (sur 2 500€ demandés) obtenus en 2022 dans le cadre du labo citoyen annuel obtenu une fois.
- Les 4 000 euros alloués en 2023 pour sauver notre marché ambulant, menacé de disparition malgré son rôle dans la valorisation des producteurs locaux.
Soit un total de 10 500 euros de soutien communautaire en cinq ans: une moyenne de 2 000 euros par an, souvent obtenus avec difficulté. Pour une association qui, osons le « nombrilisme collectif », a un impact positif significatif sur notre bassin de vie commun, et dont le bénévolat a un effet de levier économique non négligeable pour beaucoup d’acteurs professionnels, c’est peu. Nos besoins de soutien moral, financier et logistique sont très largement supérieurs au regard des « missions de service public » que nous assurons, contribuant à l’attractivité et au dynamisme de notre bassin de vie. On conviendra que ces soutiens parcimonieux autant que symboliques masquent mal une certaine réticence à encourager ouvertement une initiative citoyenne. Pour pallier à cela il nous faut déployer une énergie considérable pour trouver ailleurs les effets de levier tant logistiques que financiers et moraux nécessaires.
Quelle amertume de devoir constater cela. Je suis convaincu depuis longtemps que la combinaison des énergies citoyennes et institutionnelles pour impulser les transitions nécessaires est exponentiellement plus puissante et exaltante que leur simple addition. C’est en constatant l’absence de prise en compte de notre action dans les orientations du projet alimentaire territorial piloté par la collectivité que j’ai été qualifié de nombriliste par cet élu. Force est de constater que cette synergie n’est pas perçue ainsi et que certains élus semblent mesurer l’engagement citoyen comme une soustraction qui entame leurs propres compétences, voire leur pouvoir. À défaut d’un soutien plein et sincère, la moindre des décences serait de s’abstenir de mépriser cet engagement en le réduisant à du « nombrilisme » ou à toute autre étiquette dévalorisante. Cela me parait d’autant plus important, que je mesure aussi par ailleurs la position souvent ingrate de l’élu local qui se retrouve souvent désarmé et seul dans ses responsabilités et dont la fonction est mise à rude épreuve. Il est probable que dans une réciprocité de considération et de compréhension nos énergies respectives s’en trouveraient renforcées et apaisées.
En réalité, c’est même bien plus préoccupant en soi: il n’est pas rare d’assister à des oppositions et désaccords entre l’expression citoyenne et les pouvoirs publiques. Si cette confrontation est plutôt saine et illustre la salubrité d’une démocratie, on peut comprendre l’agacement et l’épuisement de certains élus qui vivent ces frictions au quotidien . Mais ce n’est même pas le cas ici! Au contraire, nous nous engageons pour des initiatives positives, participant activement à la vie de notre territoire. Nos actions renforcent le lien social, l’accès à une alimentation de qualité, la solidarité , prolongeant en quelque sorte l’action règlementaire des collectivités par des projets concrets, mobilisateurs et fédérateurs qui infusent et diffusent les transitions dans la vie quotidienne des gens.
Au vu de ce qui précède, le déficit de considération devient flagrant. Si cette reconnaissance, n’est évidemment pas notre motivation première, nos engagements, nos actions, notre communication active et volontariste pour sensibiliser, nous rendent visibles et du coup nous exposent. Être en plus la cible de propos qui salissent l’intégrité de ce qui nous anime est inacceptable. Que certains nous prête des intentions qui les dérangent, que l’on ne comprenne pas notre investissement désintéressé qui suscite de l’incompréhension, passe encore, mais franchir la ligne rouge des attaques personnelles insultantes est inadmissible. Cela ne fait que renforcer la fragilité de nos engagements dans un contexte déjà difficile et exacerbe nos vulnérabilités.
Revenons au contexte de cette altercation. L’élu a aussi précisé que BVBR ( Bien Vivre en Bretagne Romantique, notre association) n’était pas la seule association sur le territoire. C’est vrai et heureusement! Nous avons la chance d’avoir à ce niveau là, un territoire dynamique. Cependant:
- Ce jour là, nous étions la seule association à représenter les habitants à avoir répondu présent. Les autres participants étaient là pour raisons professionnelles: soit en représentants du monde et d’intérêts agricoles, soit des prestataires ou des partenaires.
- Nous sommes la seule association à avoir consacré du temps bénévole et du temps salarié qui se compte en plusieurs dizaines d’heures à l’enquête du projet alimentaire territorial, dont les conclusions étaient présentées ce jour-là. Or, aucun des huit axes retenus ne concernaient directement la disponibilité et l’accessibilité des produits locaux, et aucun ne semblait envisager de renforcer notre action, malgré une forte demande exprimée lors de cette enquête dont la collectivité nous avait confié la diffusion et la collecte des réponses. C’est en faisant cette observation à l’élu que j’ai été taxé de nombriliste. Quel mépris !
A titre personnel, je consacre quasiment 15 heures par semaine à cette association et cette coopérative citoyenne pendant au moins quarante semaines par an: Imaginer, réfléchir et développer des projets, les écrire, représenter l’association, établir des budgets, des prévisionnels, répondre à des appels à projets, animer, préserver et développer une dynamique collective, assurer les relations humaines, participer tout simplement à la vie de l’association, répondre, favorablement à des sollicitations pour représenter l’association, être partenaire d’évènements extérieurs, faire face à ses obligations administratives, ou tout simplement faire de la figuration en « faire valoir » lorsque certains rendez vous importants le nécessite.
Cela représente plus de 750 heures par an, 3 900 heures: j’ai donc consacré bénévolement l’équivalent de deux années de travail à temps complet ces cinq dernières années. Un temps pris sur mon temps libre, parfois sur mon temps de travail, mon repos, mes loisirs, mon jardinage, mes autres engagements, ma vie de famille. On pourrait dire que c’est mon choix et donc mon problème. Oui et non. Je suis animé par des valeurs que nous sommes nombreux à partager, mais dans un contexte où l’engagement responsable se raréfie, peu nombreux sont ceux qui en portent le poids et l’on se retrouve pris dans un engrenage sous peine de voir la dynamique s’essouffler. Pris au piège de la loyauté à des valeurs qu’il devient primordial de ne pas faire échouer, sous peine de les abîmer durablement dans la mémoire collective, laissant la place libre à des valeurs plus individualistes et moins prometteuses d’avenir.
Mais peut être faut il préciser ce qu’est l’engagement citoyen ? C’est se sentir concerné par la chose publique, c’est avoir confiance et se sentir utile dans nos démocraties, c’est se sentir acteur et voir ses idées et ses valeurs partagées, confrontées, enrichies, expérimentées, stimulées, encouragées et qui contribuent à construire et maintenir un monde meilleur, un monde enviable pour soi, autour de soi, pour les siens, sa famille, ses enfants, ses voisins, sa famille. Un altruisme qui fait cruellement défaut aujourd’hui. D’ailleurs, le monde politique lui-même souligne et déplore ce désengagement massif, que ce soit au niveau local ou national, avec une désaffection croissante lors des campagnes électorales, une érosion de la participation aux élections et une défiance grandissante envers les élus. L’actualité politique nous rappelle tous les jours que la démocratie est en danger. Tuer l’engagement pour un représentant élu est l’une des pires choses qu’il puisse faire aujourd’hui. Alors que nos territoires ruraux connaissent un déficit d’engagement dynamique et citoyen, le devoir et la responsabilité des élus serait à minima d’entretenir et d’encourager cette flamme. En me traitant de nombriliste cet élu a craché au visage d’une dynamique citoyenne vertueuse à bien des égards au service de notre territoire. C’est une bombe à fragmentation lâchée dans le tourbillon des tourments d’un citoyen concerné, qui grignote son engagement et nourrit sa rancoeur.
Dès lors, à quoi bon tout cela ? Il me parait difficile de déplorer le recul des démocraties et de l’exercice citoyen tout en stigmatisant et insultant ceux qui s’engagent le plus sainement possible. C’est un peu comme si on nous demandait tout à la fois de se serrer la ceinture tout en baissant son froc: essayez! vous verrez qu’il est impossible de faire les deux..
Cet anathème m’affecte et laisse des traces. Mon réflexe, même plusieurs jours après, est la tentation d’un repli nombriliste. Si l’indifférence injuste de certains élus peut parfois paradoxalement galvaniser nos énergies, ce blâme immérité piétine et salit tout ce qui fait la noblesse de mon investissement personnel désintéressé. Je ressens de l’amertume et de la nostalgie face à tout ce temps consacré à l’autre pour qu’il soit ainsi balayé et résumé par cette accusation sordide.
Enfin je finirai ce billet par une supplique plus directe à l’adresse des élus sur les territoires: nous sommes en 2025, ces cinq dernières années ont été marquées par une accumulation de cataclysmes, d’inondations, d’incendies, de tempêtes, de cyclones, de pluies diluviennes, d’effondrements de terrain, de canicules, de records et d’anomalies climatiques, de catastrophes sociales et de catastrophes géopolitiques, nous avons plus vécu d’anomalies désastreuses ces cinq dernières années que toute la période qui court de l’après guerre mondiale au XXIème siècle. Malgré l’illusion du confort de nos modes de vie, ces derniers sont en danger. L’urgence est là. il ne s’agit pas juste d’appliquer les plans ou les programmes venus d’en haut mais aussi de tisser et de renforcer les liens de solidarité, de souveraineté alimentaire, d’entraide, de partage, de savoir et les liens avec nos milieux de vie. Ce n’est pas une option, ce n’est pas du nombrilisme, c’est une nécessité absolue et vitale pour préparer le terrain et amortir les chocs qui ne manqueront pas à l’appel dans les années, peut être les mois voire les semaines à venir.
Pour faire face à cela et se préparer, sans céder au catastrophisme, l’urgence est permanente. Ici, par chez nous, nous avons la chance d’avoir un peu de temps pour préparer notre tissus social, économique culturel et bâtir une relation vivrière avec notre milieu. Cela nécessite l’implication de tous les habitant, engagement, collaboration, cohabitation, confiance, respect mutuel, de promouvoir la conscience et la fierté de partager un même milieu de vie et de s’impliquer pour sa qualité. Depuis cinq ans, dans notre association et notre coopérative d’habitants, nous n’avons pas cessé de dire que nous avons bien plus de choses à faire ensemble que chacun de notre côté, ou dans un climat d’adversité. Et lorsque cette adversité devient blessante au lieu de rester de l’ignorance, elle tue l’engagement citoyen.